MUSIC-CHAPEL

Description de l’installation

« Quand on arrive dans la chapelle, le réflexe c’est de regarder
le ciel par le toit, et d’écouter. »

La chapelle où se trouve l’installation est une chapelle sans toit : suite à une série
de tempêtes et la chute de branches d’arbres alentour, le clocher est tombé et le toit a
été détruit. La végétation a recouvert le haut des murs de pierre – comme si, en
s’éloignant du sol, le minéral prenait vie, rejoignant la danse tourbillonnante du
végétal. Du fait de l’absence de plafond, lorsqu’on lève les yeux, on voit le ciel,
bordé par trois immenses séquoias et un vieil if gigantesque, dont les branches
s’agitent au gré du vent. C’est sur le mur du fond de cette chapelle, derrière l’autel,
que Dominique Leroy, pour son installation Music Chapel, a accroché une table
d’harmonie (le « corps » du piano). À l’aide d’un jeu de fils et de mécaniques, le
mouvement des branches de quatre grands arbres agite des petits objets (boulons,
ressorts, lames, peignes, etc.), qui viennent frapper, pincer, racler les cordes de la
table d’harmonie.

L’un des aspects singuliers de cette proposition artistique est qu’elle se définit
comme un « lieu-instrument perpétuel » . En tant qu’œuvre musicale, elle possède une forme ininterrompue. En cela, elle s’inscrit dans la lignée des réflexions menées par les pionnier·ères de la musique expérimentale, tel·les que La Monte Young et Marian Zazeela et de leur idée de Dream House : « une Dream House, c’est un lieu dans lequel “une œuvre serait jouée en continu, pour finalement
exister dans le temps tel un organisme doté d’une vie et d’une histoire propres” –
ouvrant ainsi une écoute profondément ancrée dans le temps » (La Monte Young et
Marian Zazeela, Continuous Sound and Light Environments, 1996-2004, cité dans
Solomos, 2013, p. 303).


Expérimenter les longues temporalités favorise l’immersion dans le son, dans sa
richesse et ses nuances, et nous amène à une grande qualité d’attention vis-à-vis de l’impact des sons sur notre corps et sur notre psyché. Cela permet aussi de modifier
la perception du temps et de l’espace, d’entrer dans un état de flottement, voire de
fantasmagorie. Cette temporalité, combinée à la spontanéité et à l’aléatoire du
processus, confère à l’installation ce caractère vivant. Là aussi, au fond, se réalise la
fusion entre les dynamiques de l’art et celles du vivant, mais aussi entre l’œuvre
d’art et le paysage, entre l’art et le monde, ou encore entre l’art et la vie de tous les
jours : cette installation, en fonctionnement perpétuel, nous rappelle que chaque
instant et chaque fragment du monde sont chargés de formes et d’affects, ce qui les
rend dignes d’attention esthétique. Ajoutons à cela le fait que l’installation prend place dans une chapelle la charge
d’une dimension symbolique forte. Cela confère aux expériences qui s’y tiennent
une qualité particulière. Divers artistes, en plus de Dominique Leroy, ont réalisé des
propositions tenant compte de cela. Par exemple, François Bazin, au cours du
printemps 2021, invitait les résident·es à venir y déposer sur l’autel des objets ayant
attiré notre attention : un fragment d’écorce d’orange dont la forme nous a
interpellés, un caillou sur lequel notre regard s’est posé plusieurs fois au cours de la
journée, une poignée d’herbes séchées ayant parfumé notre sieste du début d’après-
midi, etc. En venant les placer ici, nous les sortons de l’anonymat, nous en révélons
leur richesse esthétique « infra-ordinaire », et nous célébrons le fait que qu’une
chose soit comme elle est, et même qu’elle soit tout court, et ce faisant renouvelons
l’étonnement fondamental que produit la conscience d’être comme nous sommes, et
même, encore une fois, d’être.
Nous pouvons également mentionner Alice Browaeys, résidente à Kerminy
durant l’automne 2020, qui s’est régulièrement rendue dans la chapelle pour
pratiquer, seule ou en duo, la danse authentique (une danse centrée sur les
mouvements spontanés du corps, et qui se pratique généralement les yeux fermés, ce
qui permet de construire un rapport à l’aide d’autres flux sensibles que ceux, plus habituels, de la vue), et qui affirmait : « Cette chapelle est un lieu sacré. Non pas
nécessairement par sa qualité de chapelle, mais par les forces qui le traversent : la
force de l’histoire, la force du vivant. [...] Lors de nos sessions nous avons
expérimenté une reconfiguration du rapport au temps », qui peut être qualifié de
« temps suspendu », propice à la « jouissance du ressenti » et à une « conscience
fine des différentes échelles de l’espace, du temps et des flux du vivant qui nous
traversent et nous constituent » (Browaeys, 2020).

5.2.2. Spatialité de Music Chapel

En tirant profit de l’architecture de la chapelle – de l’ouverture du bâtiment à son
dehors –, l’installation révèle la dimension spatiale de notre milieu, La dimension
spatiale d’un milieu inclut ce que l’on perçoit des formes et mouvements des choses
et ce que l’on distingue de l’espace entre les choses ; et l’expérience de notre propre
corporéité à travers les relations spatiales avec les choses – distances fixes,
rapprochements et éloignements, etc. Notre expérience de la spatialité des milieux se
situe toujours « dans l’espace-temps concret, supposant donc une situation, une
ambiance » (cf. Berque, 2016). Autrement dit, la sensibilité à l’espace inclut une
perception imbriquée de la spatialité des choses, de la spatialité du dedans du corps
propre et de la spatialité de la relation dedans-dehors, et des tentatives de les saisir et
les ressentir dans leur globalité (une « saisie » globale de la situation, de
l’ambiance).
On peut ajouter, avec Eliška Luhanová, que la sensibilité à l’espace est une
sensibilité du commun, dès lors que l’on prend conscience du fait que « la spatialité
est un mode de l’être des étants qui permet d’éclaircir autant le pôle de la spécificité
du moi et de sa différence par rapport aux autres étants que celui de la structuration
ontologique qui leur est commune » (Eliška Luhanová, 2016, p. 229). Et puis,
ajoute-t-elle plus loin : « l’espace d’un instant contient l’histoire spatiale des étants »
(cf. Eliška Luhanová, 2016, p. 230).
En ce qui concerne plus spécifiquement la spatialité du milieu de Music Chapel,
nous dirons qu’elle se vit avant tout à travers le vent, les fils et les sons. En effet,
d’une part, le vent, rendu particulièrement manifeste par l’installation, en quelque
sorte, « remplit » l’espace, l’active en déplaçant des volumes d’air et causant les
nombreux mouvements des choses. C’est de cela que parle le poème Viento (1965),
du poète mexicain Octavio Paz :

Chantent les feuilles,
dansent les poires sur le poirier ;
tourne la rose,
rose du vent, pas du rosier.
Nuages et nuages
flottent endormis, algues de l’air ;
tout l’espace
tourne avec eux, force sans personne.

Tout est espace ;
vibre la tige des coquelicots
et l’un, nu,
vole dans le vent comme sur le dos de la vague.
Rien, je ne suis rien,
un corps qui flotte, lumière, houle ;
tout est au vent,
et le vent est de l’air
toujours en voyage 301 ...

D’autre part, les fils semblent prolonger les cordes du piano pour, d’une certaine
façon, les connecter à ce qui se déroule à l’extérieur de bâtiment. Nous pouvons
également considérer qu’ils matérialisent les liens qui existent entre les différents
éléments et les différents plans de l’espace (le sol, les branches, le vent et le ciel, qui
renvoient au rez-de-chaussée, aux étages intermédiaires et dernier étage du
monde).C’est une relation qui commence par la vue, car nous laissons dans un
premier temps notre regard suivre les fils. Mais ceux-ci rejoignent bien vite des régions de l’espace qui échappent à notre regard. Ils excèdent la capacité spatiale de
notre vision et ses limites dès lors qu’elle rencontre des corps opaques. En cela
s’opère un premier élan vers la manifestation de la complexité de notre monde, dans
la mise en relation des différents plans, échelles et dimensions du réel, ainsi qu’un
appel à l’écoute, à sa multidirectionnalité, et à la spatialité propre du son.

5.2.3. La spatialité du son

« Comment percevons-nous les sons qui habitent l’espace ?
Quel est cet espace dans lequel les sons semblent vivre ? »
(Pires, 2007, p. 1.)
« Les murs sont à cette chapelle ce qu’est la membrane à la
cellule, dont les filtrages et les rebonds définissent la qualité
des flux internes et les relie aux flux externes. » (Browaeys,
2021.)

Dès lors que la vue n’est plus à même de saisir l’espace, le son joue un rôle
prépondérant dans la formation des percepts spatiaux et dans l’expérimentation
sensible de l’espace. L’espace que déploie le son est mouvant, fluide, et s’il fallait
donner aux sons une image, ils seraient des sortes de grands « rouleaux de fumée qui
se propageaient dans l’air avec leurs formes changeantes et éphémères » (Pires,
2007, p. 1). Le rôle de la sensation y est déterminant : dans l’espace du son, on
entend du lointain, du vaste, de la profondeur, ou de la proximité, des événements
isolés ou des sons groupés, des sons statiques ou des trajectoires sonores, des degrés
et des qualités d’ouverture et de clôture, de la réverbération et de l’écho, de la
lisibilité ou de la confusion. Si le vocabulaire que nous employons ici est largement
« visuel », il est fondamental de rappeler que les mondes du regard et de l’écoute –
bien qu’ils se complètent et s’interdéfinissent – sont différents. Le lointain, le
proche, le vaste, la profondeur du son n’est pas de la même nature que le lointain, le
proche, le vaste, la profondeur de l’image. On peut se convaincre de cela en rouvrant
les yeux, après quelques minutes d’écoute d’un milieu.
Là où, peut-être, l’espace visuel et l’espace sonore se rejoignent, c’est dans
l’interaction entre le sujet et ce qui l’englobe : de même que nous mentionnions,
auparavant, la perception imbriquée de la spatialité des choses, de la spatialité du
dedans du corps propre et de la spatialité de la relation dedans-dehors, ainsi que les
tentatives de les saisir et les ressentir dans leur globalité, il est possible, pour la
perception de l’espace à travers les sons, de penser ensemble la perception des
positions, des mouvements et des formes spatiales des sons et le discernement des
sensations (vécues dans le corps propre et qui déterminent la manière dont nous
vivons l’espace de notre corps) permettant de préciser sa propre place dans le tout
que constitue le milieu sonore.
L’espace sonore de l’installation résulte de la rencontre entre les sons de la table
d’harmonie et de la résonance des sons de l’extérieur 302 . En ce sens, dans cet espace s’opère la rencontre d’autres espaces, puisque la table d’harmonie possède une
spatialité sonore propre, de même que l’« extérieur » – qui relève d’ailleurs déjà
d’un espace pluriel, composé de l’espace ouvert et parsemé d’insectes des champs,
de l’espace « touffu » de la forêt d’où s’échappent des chants d’oiseaux, et de celui
des abords du château peuplés par les pas, les voix et les activités (de construction,
notamment) des autres résident·es. Il y a une autre composante de l’espace sonore,
qu’il ne faut pas oublier : les auditeur·trices qui sont également là, leurs pas sur le
sol de pierre, leurs vêtements froissés ou leur souffle. La présence audible d’autres
personnes modifie en profondeur la manière dont l’espace sonore se ressent.
Cet enjeu spatial de l’installation est l’un des endroits où l’installation et les sons
du reste du milieu sonore entrent en relation : en effet, l’espace sonore de
l’installation semble à la fois accueillir, répéter et faire partie de celui, plus vaste, de
Kerminy dans sa globalité.

5.2.4. Relations sonores entre la table d’harmonie et le
milieu

Prêter l’oreille aux caractéristiques (spectrales, rythmiques, etc.) des sons de la
table d’harmonie nous permet, par association, par relation, de prendre conscience
des sons du milieu, de leur timbre et de leur texture, de leur hauteur et de leur
intensité, de leur durée et de leur rythmicité ainsi que de leurs variations. En ce sens-
là également l’installation tisse des relations sonores avec le milieu : les différents
« modes de jeu » (qui sont principalement les suivants : chocs ponctuels simples,
clusters, frottements, grésillements, répétitions, fréquences tenues, glissés, etc.)
permettent la production de sons variés qui peuvent s’associer à un ensemble de
sons paysagers : par exemple, les sons aigus, courts et répétés d’un piaillement au
loin et les derniers rebonds d’un boulon sur les cordes aiguës ; la résonance d’un
choc sourd provoqué par la rencontre d’un objet avec une corde grave peut venir se
mêler au vrombissement d’un avion qui finit de traverser le ciel ; le ressort qui bat
entre deux cordes dont la hauteur est proche des stridulations des grillons, et qui finit
par se fondre en eux ; ou encore, les grésillements légers d’une corde aiguë (l’objet
qui a fait entrer la corde en vibration continue de frôler la corde, suffisamment
légèrement pour que cela ne l’étouffe pas) dont les variations et les harmoniques
rejoignent les bribes d’une meuleuse utilisée dans l’atelier... Ajoutons au passage
que, puisqu’elles sont mises en vibration par le biais des mécaniques qui récupèrent
le mouvement des branches, quant à lui provoqué par les déplacements de l’air, on
peut appréhender les sons de la table d’harmonie et ceux des feuilles et des
branches, des herbes hautes, etc., comme constituant un flux sonore commun. Et
puis, une fois que l’écoute est lancée, elle est libre de laisser émerger des relations
sonores et musicales (harmoniques, contrapuntiques, rythmiques) variées.
Mentionnons un autre mécanisme d’écoute, très proche mais pas tout à fait
identique, réveillé par l’installation. Puisqu’une bonne partie des sons produits
décline lentement (en effet, puisqu’elles sont débarrassées de l’étouffoir qui les
accompagnait, les cordes continuent de vibrer après les impacts dès lors que l’objet qui frappe n’y reste pas appuyé), il arrive que, lorsque l’oreille cherche à suivre le
son, elle soit conduite à un seuil, qu’elle atteigne cette limite, incertaine, à partir de
duquel le paysage alentour reprend les dessus. Jusqu’au prochain événement sonore
lié au piano – et cela peut durer un certain temps, dans les situations peu venteuses –
, si l’attention est maintenue, c’est donc vers le bruit de fond et la multitude des
petits sons qu’elle se tourne. L’auditeur·trice est alors pleinement plongé·e dans la
complexité du milieu sonore (les clusters et les micropolyphonies 303 accentuent cette
dimension immersive), et chaque nouvelle intervention de la table d’harmonie est
alors appréhendée depuis une écoute élargie.
Ajoutons également que la présence sonore de l’installation ne fait pas que
révéler le paysage, elle produit une différence, dans la réalité acoustique. Elle ne fait
pas qu’ajouter des sons au paysage sonore, mais participe à la production et à la
transformation des atmosphères et des ambiances. Or la question de la relation à
l’histoire a justement à voir, semble-t-il, avec les teintes de l’expérience et avec les
réseaux symboliques qu’elle déploie 304 .

5.2.5. Relier différents mondes temporels : continuité et
résonances

Le fait que Music Chapel nous confronte à un processus minimal et continu
amène à une reconfiguration de notre rapport au temps, à un étirement, une
dilatation, peut-être une fluidification de celui-ci. On retrouve dans l’histoire des
musiques contemporaines et expérimentales (chez Giacinto Scelsi, La Monte
Young, ou encore Éliane Radigue, par exemple) la mise au centre de la production
musicale la thématique de l’expérience intense du temps.

À propos de ses L-Beams de 1965 (trois gigantesques L posés
diversement), Robert Morris écrivait : « La principale qualité
de cette présentation réside [...] dans son exploration qui ne
peut que nous ramener à une prise de conscience de
l’expérience sculpturale : en particulier à propos de
l’horizontalité ou la verticalité. C’est une œuvre cognitive
plutôt que significative » (cité par Ghislain Mollet-Viéville,
Art minimal et conceptuel, Genève, Skira, 1995). En somme,
l’art minimaliste « n’appelle plus la contemplation mais
suscite plutôt une réaction touchant à l’expérience de sa
perception » (Ghislain Mollet-Viéville, op. cit., p. 6) [...] On
pourrait dire la même chose de La Monte Young. Avec lui, l’écoute façonne l’œuvre car, durant son « travail », elle prend
conscience des processus qui la constituent. Mais de quelle
« expérience de sa perception », de quelles « opérations
mentales », de quels processus s’agit-il lorsqu’il est question
de l’écoute ? La réponse de La Monte Young est : l’écoute
musicale est une expérience du temps. (Solomos, 2013,
p. 140.)

Comme l’indique cette citation, le rôle de l’auditeur·trice est déterminant, car il
s’agit de faire un effort de perception, et de maintenir cet effort jusqu’à l’inframince,
jusqu’aux microvariations, jusqu’à se rendre sensibles aux flux éphémères et
transitoires du « monde intérieur » du son (cf. Solomos, 2013, p. 172, à propos de
Giacinto Scelsi).
Lorsque le vent se calme, l’installation n’offre à entendre que peu d’événements
sonores, et laisse alors, systématiquement, au son le temps de s’« éteindre »,
produisant ainsi des effets proches de ceux recherchés par des compositeur·trices
tel·les que Morton Feldman :

La musique de Feldman constitue une musique où il n’existe
pas de structuration apparente du son antérieure à son
développement réel dans le temps. Les relations émergent au
moment même où le son est perçu par l’auditeur et, en aucun
cas, antérieurement à ce moment. [Feldman] crée ainsi des
structures dans lesquelles l’ordre ne semble jamais imposé par
la volonté du compositeur ; il s’élabore plutôt à partir de
l’éveil de la conscience de l’auditeur. (Thomas DeLio, cité et
traduit par Solomos, 2013, p. 141.)

Les caractéristiques sonores de la table d’harmonie et les relations sonores
tissées avec le milieu font de Music Chapel une œuvre située. Une œuvre
symptomatique de la volonté, chez certain·es artistes actuels, de penser la pratique
artistique comme prenant part au milieu et accueillant en son sein les dynamiques du
milieu.